Tokaï-Mura, le point sur l'accident de septembre 1999

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01/01/2000

 

Le 30 septembre 1999 s'est produit à Tokaï-Mura, au Japon, un accident dit de criticité : dans une usine de traitement de l'uranium de la Japan Nuclear Fuels Conversion Company (JCO), des réactions nucléaires en chaîne (des fissions) se sont déclenchées de façon incontrôlée en dégageant d'intenses rayonnements et un peu de gaz radioactifs. L'accident a été maîtrisé une vingtaine d'heures après son démarrage. Il a été considéré par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) comme le plus important depuis celui de Tchernobyl en 1986.


Cet accident a provoqué chez trois travailleurs un syndrome d'irradiation global sévère qui a entraîné la mort d'une des victimes malgré les soins intenses prodigués pendant 83 jours. 66 autres personnes ont été exposées, moins fortement. Cet accident est exceptionnel par sa nature car il s'agit d'une irradiation mixte neutron-gamma. Il l'est aussi par l'évolution de la symptomatologie observée en raison des effets biologiques induits par la composante neutronique, et enfin par les thérapeutiques employées, à savoir de nouvelles techniques de greffe de moelle osseuse.


Les accidents de criticité sont rares. Celui de Tokaï-Mura était le premier accident de ce type au Japon. Depuis 50 ans, une vingtaine d'accidents de criticité ayant fait des victimes ont eu lieu dans le monde. Ces dernières ont toujours succombé rapidement. Dans l'accident de Tokaï-Mura, les soins médicaux prodigués ont été d'un niveau exceptionnel et les patients ont survécu pour la première fois très longtemps.


Que s'est-il passé ?


L'accident s'est déroulé dans un atelier spécialisé dans la production de composés d'uranium enrichi en isotope 235, destiné à la fabrication de combustible pour réacteurs de recherche. Il s'agissait lors de l'accident d'un nitrate d'uranyle enrichi à 18,8% pour le réacteur expérimental Joyo.

Pour élaborer le nitrate d'uranyle à 18,8% d'isotope 235, il fallait suivre plusieurs étapes approuvées par l'autorité de sûreté. Schématiquement, il s'agissait d'abord de dissoudre de l'oxyde d'uranium dans un " dissolveur " dit de géométrie sûre : sa forme et ses dimensions excluent le risque de criticité. Puis, le liquide obtenu devait passer dans des récipients intermédiaires qui permettaient un contrôle de la masse d'uranium en jeu avant transfert de la solution dans une cuve de précipitation, qui n'est pas de géométrie sûre. Enfin, après avoir été calciné, le composé obtenu devait être à nouveau dissous dans le dissolveur de géométrie sûre puis homogénéisé dans l'un des récipients intermédiaires.
Or ces étapes n'ont pas été respectées.

En réalité, il semble que l'habitude avait été prise de ne pas utiliser le dissolveur de géométrie sûre à la seconde dissolution : cette étape était effectuée dans des seaux de 10 litres et le liquide obtenu était directement injecté dans la ligne de traitement.
De plus, le 30 septembre, pour gagner du temps et obtenir un produit final plus homogène, le contenu des seaux a été déversé directement dans la cuve de précipitation. La cuve a servi à la fois à homogénéiser le composé et à l'entreposer, ce qui n'était pas son utilisation normale. La veille de l'accident, 9,2 kg d'uranium avaient déjà été versés par charges unitaires de 2,3 kg et le jour de l'accident, trois nouvelles charges ont été ajoutées.

Il apparaît ainsi que l'organisation de l'usine était déficiente, tant pour ce qui concerne l'établissement des modes opératoires, que pour ce qui concerne la formation du personnel, et que, plus généralement, la culture de sûreté était insuffisante. Les opérateurs, qui travaillaient habituellement dans les unités de conversion de l'uranium destiné au combustible des réacteurs électronucléaires, n'avaient qu'une expérience limitée (2 à 3 mois au plus) de l'exploitation de l'atelier de conversion dédié à l'uranium enrichi à plus de 5%. De plus, ils n'avaient pas reçu de formation aux risques de criticité depuis 1992 et, en tout état de cause, la formation délivrée à l'époque avait été générale et non spécifique des postes de travail correspondants. Par ailleurs, il est à relever que l'autorité de sûreté japonaise ne semblait pas effectuer un réel suivi de cette installation.

 

Le déroulement de l'accident


A 10h35, heure locale, la réaction en chaîne a démarré, dégageant d'intenses rayonnements gamma et des neutrons. La puissance dégagée a atteint un pic puis a rapidement décru à un niveau plus faible qui s'est maintenu pendant plusieurs heures. Etant donné les conditions de l'accident, il a fallu intervenir pour stopper la réaction.

Environ 14 heures après le début de l'accident, les premières opérations ont pu commencer. L'eau du circuit de refroidissement de la cuve de précipitation, qui favorisait la réaction en chaîne (en réfléchissant les neutrons responsables de la fission des atomes), a d'abord été vidangée. Vers 6 heures du matin, les mesures ont montré que cette opération avait été suffisante pour arrêter la réaction en chaîne. Puis, pour éviter tout redémarrage, du bore -un élément chimique connu pour absorber les neutrons- a ensuite été introduit dans la cuve. Il a été fourni par un établissement proche, l'usine n'en ayant pas en stock. A 8 heures, l'accident était terminé.

Plusieurs équipes de deux personnes se sont succédées pour réaliser ces opérations à partir d'une pièce attenante à l'atelier accidenté. Leurs durées d'intervention de l'ordre de 2 à 3 minutes étaient définies pour limiter la dose de rayonnements qu'ils recevaient à environ 100 millisieverts (mSv). Ainsi, selon un rapport de l'AIEA publié fin 1999, 21 personnes de la société JCO auraient reçu des doses de 0,04 à 119 mSv lors de la vidange de l'eau de la cuve et 6 autres des doses de 0,03 à 0,61 mSv au cours du déversement de l'acide borique.

Aujourd'hui, des plaques de béton et des sacs de sable ont été placés autour du bâtiment abritant l'atelier afin d'arrêter le rayonnement dû à la radioactivité résiduelle dans l'atelier.

L'installation n'ayant subi aucun dommage, les dégagements d'isotopes radioactifs dans l'environnement ont été limités à de très faibles concentrations. Les conséquences radiologiques de ces rejets ont été évaluées à 0,1 mSv à proximité de l'usine.

 

Les mesures de protection des populations et de l'environnement


L'atelier accidenté est situé à moins de 100 mètres de la limite du site de l'usine, et les habitations sont proches. Le 30 septembre à 15 heures, le maire de Tokaï-Mura a fait évacuer les 160 personnes présentes dans un rayon de 350 mètres autour de l'usine. De plus, vers 22h30, la préfecture a demandé aux 310 000 riverains habitant dans un rayon de 10 kilomètres de ne pas sortir. Cette dernière mesure a été levée le lendemain, à 16 heures. Quant aux populations évacuées, elles ont pu regagner leur demeure le 2 octobre vers 18h30 après un contrôle des niveaux de radioactivité. 7000 personnes auraient subi un contrôle médical.

Durant la phase stable du dégagement des rayonnements radioactifs, on a mesuré une dose de 4,5 mSv par heure à la limite du site, de 3 mSv/h à 100 mètres de l'atelier, de 0,1 mSv/h à 350 mètres et de 1 microsievert par heure à 800 mètres.

 

L'impact sanitaire


Selon le rapport de l'AIEA publié fin 1999, 69 personnes ont été accidentellement exposées aux rayonnements dans les installations de la société JCO et autour de celles-ci (on excepte ceux qui sont intervenus pour arrêter la réaction, dont la dose était planifiée). Pour la plupart de ces personnes, qui ne portaient pas de dosimètre, les valeurs des doses reçues resteront des estimations.

Selon l'AIEA, sur les 126 travailleurs de JCO présents sur le site, 56 personnes auraient reçu des doses de 0,1 à 23 milligrays (mGy) (2). Les 3 ambulanciers ayant permis l'évacuation des victimes auraient reçu des doses estimées entre 0,5 et 3,9 mSv. Concernant le public, au moins 7 maçons se trouvant à proximité du site auraient reçu une dose de 0,4 à 9,1 mSv.

Les doses reçues par les personnes les plus irradiées ont été déterminées à partir d'analyses biologiques. Ces personnes sont les trois opérateurs qui travaillaient dans l'atelier de conversion de l'uranium. Ils ont été évacués de l'atelier environ 15 minutes après le début de l'accident. Pour définir le meilleur traitement thérapeutique de ces personnes, la première étape a consisté à évaluer les doses qu'ils avaient reçues. Les scientifiques de l'Institut national des sciences radiologiques japonais (NIRS) ont utilisé plusieurs méthodes : ils ont mesuré notamment la part du sodium présent naturellement dans le sang, rendue radioactive par les rayonnements (neutrons) reçus ; ils ont aussi observé l'évolution des composants du sang (lymphocytes, polynucléaires et plaquettes) ; enfin, ils ont recherché les anomalies apparues sur les chromosomes des personnes irradiées. Ils ont ainsi estimé que les trois opérateurs avaient reçu respectivement environ 9 grays (Gy), environ 5 Gy et un peu plus de 1,2 Gy.

 

Le plus gravement irradié


La victime la plus gravement touchée tenait l'entonnoir servant à déverser l'uranium dissous dans la cuve. A 9 grays, la moelle osseuse est en grande partie détruite, ce qui effondre l'hématopoïèse, c'est-à-dire la " fabrication " des cellules sanguines. Pour restaurer cette fonction, il existe plusieurs techniques fondées sur l'injection de produits appelés facteurs de croissance qui ont justement la propriété d'activer l'hématopoïèse, et l'injection de cellules sanguines immatures -on parle alors de greffe- prélevées dans la moelle osseuse, le sang de cordon ombilical ou le sang ordinaire.

Pour ce patient, les spécialistes japonais ont utilisé les plus récentes techniques de greffe, une première dans un accident d'irradiation. Au lieu de ponctionner des cellules dans la moelle osseuse d'un donneur sous anesthésie générale, les médecins japonais ont injecté des facteurs de croissance à ce donneur, en l'occurrence la sœur du patient : l'un des effets de ces produits est de faire passer dans le sang les cellules immatures de la moelle. Cette opération limite les risques et permet, en cas de succès, d'accélérer la reprise de l'hématopoïèse. Les médecins ont ensuite injecté au patient les cellules immatures provenant de sa sœur.

Du fait de la qualité des soins prodigués, ce dernier a survécu jusqu'au 21 décembre, soit près de deux mois après l'accident. Personne n'avait jamais survécu aussi longtemps à une telle dose. Dans le passé, l'exposition qu'il a subie aurait entraîné son décès au bout d'une à deux semaines. Mais, même après la greffe, subsistaient de nombreux problèmes auxquels les spécialistes n'avaient jamais eu à faire face auparavant, et notamment une insuffisance respiratoire majeure, une insuffisance rénale et des brûlures très sévères et étendues sur les parties du corps exposées : bras, tête et poitrine. Ces très graves atteintes à l'organisme ont entraîné une défaillance multiple des organes, conduisant au décès du patient.

 

Le second irradié


Le second opérateur se trouvait sur une plate-forme, occupé à verser la matière fissile dans la cuve. Pour lui aussi, les médecins japonais ont décidé de réaliser une greffe. Comme il n'y avait pas de donneur compatible dans sa famille et que l'interrogation d'un fichier aurait été beaucoup trop longue (3 mois), ils lui ont injecté du sang de cordon ombilical. Une opération effectuée pour la première fois dans ces circonstances. Cette greffe n'a pas réussi car la propre moelle osseuse du patient a repris sa fonction productrice des cellules sanguines. Selon les experts, les chances de survie de ce patient, qui souffre d'intenses douleurs, sont raisonnables, sous réserve de possibles complications à plus ou moins longue échéance des brûlures graves au bras, à la tête et au cou. Et, à plus long terme, le risque d'un cancer ou d'une cataracte.

 

Le troisième irradié


Enfin, le troisième opérateur se trouvait dans une pièce attenante, probablement à 5 mètres de l'accident. Ayant reçu une dose moins forte que les deux autres opérateurs, sa moelle osseuse a été moins gravement touchée. On lui a néanmoins injecté des facteurs de croissance, avec pour but, cette fois, d'activer la production de cellules sanguines. Il est à présent sorti de l'hôpital, mais risque à plus long terme, comme l'autre patient, une cataracte ou un cancer. Les médecins japonais ont d'ailleurs congelé des cellules de sa moelle pour effectuer une autogreffe en cas de leucémie.

Les spécialistes japonais ont géré seuls la totalité de l'accident et de ses conséquences. Des experts étrangers, notamment de l'IPSN ont été invités à se rendre sur place. Ils ont pu ainsi évaluer la situation et en tirer des enseignements pour l'avenir.

La qualité des soins administrés aux victimes a permis de prolonger leur survie au delà de ce qui avait jamais été réalisé lors d'accidents de ce type, et ont ainsi fait apparaître des pathologies complexes et nouvelles. Les greffes réalisées lors de cet accident ont remis en perspective l'intérêt de cette thérapeutique jusqu'alors très controversée. Une analyse doit être poursuivie pour en évaluer les avantages et les inconvénients dans le cadre d'un accident nucléaire. Enfin, cet accident illustre, une nouvelle fois, la très grande difficulté d'une évaluation précise de la dosimétrie : la recherche devrait ainsi, dans l'avenir, tenter de trouver de nouveaux indicateurs biologiques pour aider diagnostic et pronostic des irradiations accidentelles.