Les accidents nucléaires graves ont, à
plus d'un titre, un statut paradigmatique dans le monde de la gestion
des risques et des crises ainsi que dans les sciences sociales qui les
étudient. Ils ont conduit à de nombreux travaux identifient l’émergence
de risques nouveaux (Lagadec 1981, Beck 1986, Godard et al. 2002). Ils
symbolisent « l'accident industriel majeur » tel que l'on peut se le
représenter, en raison d'une part des dégâts incommensurables qu'ils
entrainent (dans l'espace et dans le temps) et de leur imprévisibilité
d'autre part. Pourtant, contrairement à plusieurs affaires et scandales
qui sont apparus au fil des développements technologiques (Callon &
Lascoumes 2001, Blic & Lemieux 2005), le nucléaire se distingue par
son haut degré de maîtrise scientifique et technique. La question de
l'accident a été traitée par les experts dès le début de son
développement et a été largement investie par les acteurs à travers de
nombreuses recherches et des choix prudents réalisés par une communauté
d'experts très internationalisée. Or comment expliquer, malgré une
accumulation inédite de savoirs et un investissement important de la
question par les experts, que l'accident nucléaire majeur demeure aussi
incertain ?
C'est à cette question que cherche à répondre la thèse.
Elle
montre que malgré les tentatives des ingénieurs et experts de prévenir
l'accident, leurs activités se heurtent à l'incertitude radicale qui
caractérise le fonctionnement de cette technologie et qui rend la
prévision de l'accident particulièrement difficile. Pour ce faire, la
thèse analyse les activités d'expertise de l'Institut de Radioprotection
et de Sûreté Nucléaire français, tant en France que sur la scène
internationale, autour du risque d'accident de « fusion du cœur »
nucléaire. Cet accident se produit lorsque les dispositifs techniques ne
permettent plus de refroidir le cœur. Il conduit à l'augmentation de la
température du cœur au-delà de 1200°C puis 2000°C qui fait fondre le
combustible nucléaire qui forme alors un magma hautement radioactif
appelé « corium » difficilement contrôlable. Le corium fait tout fondre
sur son passage. Il constitue un risque majeur que l'industrie nucléaire
tente à tout prix d'éviter en raison de son caractère imprévisible et
difficilement contrôlable. Pour comprendre la manière dont ce risque a
été traité au fil du temps, la thèse identifie trois ontologies de
l'accident qui impliquent des réponses différentes de la part des
acteurs.
Ces trois ontologies constituent les
trois parties de la thèse. L'accident hypothétique (1) est le résultat
d'un processus actif porté par les acteurs qui imaginent l'accident
possible et proposent des parades pour le rendre non-crédible à défaut
de le rendre physiquement impossible. L'accident contenu (2) qui
apparait dans les années 1970 est une conception des acteurs visant à
démontrer que si la fusion du cœur se produit, elle peut être contenue
au sein du réacteur grâce à des dispositifs techniques robustes,
permettant ainsi d'éviter la catastrophe. L'accident majeur (3)
symbolisé par les accidents de Tchernobyl et de Fukushima est un état où
les acteurs du nucléaire prennent acte de la plausibilité d'une
catastrophe et mettent en place des dispositions pour tenter de limiter
les conséquences de l'accident, malgré l'incertitude radicale qui
(paradoxalement) se renforce avec l'avancée des connaissances.