Dans un pays où l’agriculture est élevée au rang d’un art, où un soin inégalé est apporté à la croissance, la sélection, le conditionnement, l’expédition et la vente des fruits et légumes, être cultivateur dans ce qui est peut-être la région la plus renommée pour la qualité de ses produits agricoles constitue un engagement de chaque instant tout autant qu’une source de fierté séculaire.
Moissons amères
Hisao Tsuboi (60 ans au moment de l’accident) est cultivateur à Miyakoji, une zone évacuée de la ville de Tamura. Il raconte cet engagement avec une pointe de nostalgie : «
À l’époque, je cultivais le riz sur une parcelle d’environ quatre hectares, je cultivais aussi des légumes et travaillais à temps partiel chez un éleveur du coin. J’ai toujours fait attention à utiliser le moins possible de produits chimiques pour mes légumes. J’expédiais par la poste mes légumes à Tokyo et dans la région du Kanto. J’étais en contact régulier avec une trentaine de clients… Voilà, c’est comme ça que je vivais.»
Pour des cultivateurs et des éleveurs de Fukushima comme M. Tsuboi, qui ont consacré leur vie à perfectionner leur savoir-faire, la contamination radioactive qui s’est insinuée, à la suite de l’accident de la centrale nucléaire, dans le moindre recoin de leurs rizières, de leurs vergers et a contaminé leur bétail n’est pas simplement un coup dur pour les affaires, c’est un sacrilège, la vision insupportable d’une terre ancestrale soudainement souillée, pervertie, impure. L’embargo sur les produits agricoles de la préfecture de Fukushima n’a fait qu’ajouter un profond sentiment de honte qui a conduit nombre de cultivateurs à délaisser leurs exploitations. Toutefois, un certain nombre décidera de rester ou de revenir pour se battre.
Hisao Tsuboi, Cultivateur, directeur de Tsuboi Noen, ville de Tamura
Avant même la catastrophe de 2011, j’ai toujours travaillé avec l’idée de donner à mes clients – qui pour la plupart habitent dans la région de Tokyo – des produits qu’ils peuvent consommer en toute tranquillité. Et aujourd’hui, ce qui me motive, c’est de parvenir à nouveau à leur proposer des produits dans lesquels ils peuvent avoir confiance.
Remonter la pente
Muneo Kanno (60 ans au moment de l’accident) fait partie de ceux qui décident de se battre. Lui aussi a vécu comme un traumatisme les premiers temps après l’accident. Il lui a fallu abandonner ses rizières et ses cultures maraîchères, abattre des troupeaux entiers de bêtes contaminées… Un scénario d’apocalypse. «
Iitate, mon village, est situé entre 30 et 50 km de la centrale nucléaire, et les vents soufflent souvent de par là-bas. Il a été déclaré zone d’évacuation obligatoire un mois après l’accident, alors j’ai été contraint de partir. Juste après l’accident, on enregistrait des débits de doses atteignant les 44 microsieverts/heure. On nous disait de ne pas sortir, mais on ne pouvait pas faire autrement d’éviter le contact avec le sol. Mars est la période de l’année où l’on commence la plupart des activités agricoles », se souvient-il.
Perdre le produit d’années d’efforts et devoir tout recommencer, cela fait beaucoup. Après une courte période d’hésitation, M. Kanno décide de reprendre l’exploitation, en repartant presque de zéro. Prenant le taureau par les cornes, il s’attaque, avec l’aide de l’association
Resurrection of Fukushima, à la décontamination de sa terre, préalable à tout projet ultérieur. Comme il l’explique : «
Pour faire renaître cet endroit, c’est indispensable de mener une décontamination à grand échelle. C’est pour cela que j’ai commencé à décontaminer les abords de ma maison l’année dernière. Cette année, je décontamine ma terre et je pense y consacrer deux ans, en comptant la décontamination de liaisons essentielles, comme la route qui dessert ma ferme. »
Muneo Kanno, Cultivateur, directeur de l’association Résurrection de Fukushima, Iitate
L’important pour moi, c’est que les habitants aient des critères pour prendre des décisions. C’est comme cela que nous pourrons converger et éviter les discussions sans fin. Nous avons besoin d’avoir une vision de ce qui est en train de se passer. Pour moi, c’est là le sens du service à rendre aux habitants.
En plus de la décontamination, les cultivateurs de Fukushima mènent, avec l’aide de scientifiques tels que Keisuke Nemoto ou Masaru Mizoguchi, l’un et l’autre professeurs à l’université de Tokyo, des expérimentations inédites visant à réduire significativement le transfert du césium au riz. Mois après mois, leurs efforts obstinés commencent à porter leurs fruits. La qualité radiologique du riz et des légumes cultivés dans un environnement assaini s’améliore de manière sensible, atteignant des valeurs bien en dessous de la limite des 100 becquerels par kilo fixée par le gouvernement.
Quand les consommateurs se mobilisent
Inquiets des risques liés à la consommation de produits contaminés, la plupart des consommateurs à travers le Japon éliminent tout simplement de leur alimentation les produits originaires de Fukushima. Mais certains d’entre eux se donnent la peine d’acquérir les notions nécessaires à une prise de décision éclairée, sans préjugé.
Shima Yamamoto en fait partie. Âgée de 36 ans au moment de l’accident et mère de trois enfants, elle vit à Yokohama. Désireuse de trouver des réponses aux questions qu’elle se pose sur l’alimentation, elle monte un petit groupe d’étude sur la radioactivité où elle acquiert des notions de base sur les types de rayonnements, les radioéléments, la décroissance radioactive, la notion d’exposition, de contamination, d’effets sur la santé… Lentement mais sûrement, avec l’aide de scientifiques, elle développe une capacité à faire la différence entre ce qui est sûr et ce qui ne l’est pas dans les différents aspects de la vie quotidienne, à commencer par la cuisine. Elle met à l’épreuve les idées reçues de son mari et de sa famille, en cuisinant par exemple des champignons, et leur assure que tout ce qu’elle leur donne à manger se situe très au-dessous des normes radiologiques recommandées… tout en étant au top pour ce qui est du goût !
Avec Tazuko Arai, une autre consommatrice de Tokyo, Shima Yamamoto est contactée par Twitter afin de participer à la 3e réunion de l’Initiative de Dialogue à Fukushima, consacrée au mois de juillet 2012 à la problématique de la nourriture contaminée. Impressionnée par les efforts des cultivateurs, l’une et l’autre se mobilisent dans leur région respective pour plaider en faveur des améliorations apportées, mois après mois, par les producteurs de Fukushima à la qualité de leurs produits.
Relier producteurs
etconsommateurs
De leur propre initiative, ces producteurs et consommateurs bien déterminés se battent pour replacer sur le podium à la fois la qualité des produits alimentaires redevenus sains et l’image du Made in Fukushima.
S’ingénier à mesurer systématiquement chaque sac de riz, chaque légume, n’apporte pas grand-chose, tant que le consommateur n’a pas retrouvé confiance dans le label
Made in Fukushima. Un combat long, difficile, quotidien, mené avec l’appui d’alliés précieux, à commencer par JA Shin-Fukushima et JA Date Mirai, deux branches locales de JA, le groupe des coopératives agricoles du Japon. Animé par un esprit d’entraide, JA réunit les coopératives présentes dans chaque région du Japon, fournissant à ses membres différents services : assurance, conseil, crédit, marketing, achats et aide sociale.
Un autre allié puissant est la Coop, qui met en relation producteurs et consommateurs. Sunkichi Nonaka, qui dirige la Coop Fukushima, explique le poids de cette association de consommateurs dans le monde de la distribution. Depuis l’accident, pour venir en aide au
Made in Fukushima, l’association n’a cessé d’innover de deux manières : tout d’abord mettre des appareils de mesure à la disposition des consommateurs, en leur expliquant comment s’en servir et comment interpréter les résultats de mesure, en faisant paraître périodiquement des bulletins d’information qui montrent la diminution des niveaux de contamination enregistrés, en promouvant les produits de Fukushima en dehors de la préfecture grâce à son réseau national de points de vente, etc. La Coop Fukushima s’affirme ainsi comme un allié de poids, tant pour les producteurs que pour les consommateurs, en contribuant à restaurer l’image des aliments produits à Fukushima par une information transparente et crédible.
Le contrôle systématique de chaque sac de riz est effectué avant expédition afin de démontrer la non-contamination du riz produit dans la préfecture de Fukushima. Cette politique vise à restaurer progressivement la confiance du consommateur dans le label « Made in Fukushima ».