L'initiative de Dialogues à Fukushima constitue un exemple unique de démocratie en action, où une communauté n’est plus considérée comme un troupeau de suiveurs passifs, mais comme la somme d’individualités capables de prendre des décisions, pour elles-mêmes sur la base de leur libre arbitre, et pour les autres sur la base du respect et de la confiance mutuels.
Réduire quatre ans de débats et d’expériences à quelques enseignements n’est pas chose facile. Quoi qu’il en soit, l’aventure humaine partagée tout au long des 12 réunions de
l’Initiative de Dialogues à Fukushima vient confirmer quelques leçons essentielles issues du retour d’expérience dans les territoires contaminés après l’accident de Tchernobyl, notamment en Biélorussie et en Norvège.
Parmi celles-ci, et en premier lieu, la possibilité pour les habitants de mesurer par eux-mêmes et pour eux-mêmes la présence de la radioactivité dans leur proche environnement est essentielle. C’est en effet la mise en commun des résultats de ces mesures dans des lieux de dialogue ouverts à tous – propices au partage des préoccupations et aussi des émotions, des inquiétudes et des aspirations – qui va conduire progressivement à engager des initiatives locales permettant à chacun de reprendre le contrôle sur sa vie quotidienne et d’agir à nouveau selon ses envies et ses désirs.
Et ce sont l’interaction dans la durée, la coopération autour de ces initiatives locales, la coexpertise par les experts et les communautés elles-mêmes des préoccupations au quotidien de la population qui permettent de mettre en œuvre des actions de radioprotection au service de la réhabilitation des conditions de vie des habitants, c’est-à-dire au service de la restauration de leur dignité et de leur bien-être.
Enfin, ces précieux enseignements doivent être conservés et diffusés au sein de la préfecture et au-delà, disponibles si une situation comparable devait se produire ailleurs dans le monde.
Un impact global sur la vie
Le premier enseignement à partager est que la radioactivité n’est pas simplement une question d’effets des rayonnements ionisants sur la santé. Leur intrusion dans la vie quotidienne se traduit pour chacun – sur un plan pratique comme psychologique – par une perte soudaine de contrôle des choses : que dois-je et ne dois-je pas faire ? Ce doute permanent à propos de la moindre activité – sortir, rentrer, ouvrir les fenêtres pour aérer la maison, boire, manger, laisser les enfants jouer dehors, les envoyer à l’école, etc. – est une source à la fois d’inquiétude et de sentiment d’impuissance.
Avec le temps, cette situation finit par tendre les relations entre des personnes qui ont perdu confiance en elles-mêmes et en les autres, en particulier lorsqu’il s’agit des autorités ou des experts. Le sentiment de vivre dans un environnement « souillé », d’être « marqué » par la contamination peut conduire à une perte d’estime de soi. Une perte aggravée par un sentiment croissant d’exclusion qui va de pair avec les mesures prises pour améliorer la situation au plan radiologique (décontamination, interdictions de circulation, restrictions en matière de consommation de produits locaux, etc.), car ces dernières tendent à créer de nouvelles ruptures. Chez ceux qui ont décidé – ou furent contraints – de partir, la radioactivité a été ressentie comme un intrus qui les a chassés de leur terre pour un exil à durée indéterminée. Indicible douleur du déracinement… et dilemme de chaque instant : revenir ou non ?
Chacun peut agir
Si les conséquences radiologiques de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi ont littéralement paralysé la plupart des habitants, elles ont également révélé chez certains de puissants traits de caractère : une inclination à l’engagement, au leadership et à l’action au nom de la communauté. Leur attitude déterminée face à une situation complexe a permis d’unir les efforts des habitants, des autorités locales et des experts-conseils afin d’identifier ensemble des voies pour avancer. Dans certains endroits, comme la ville de Date, ce sont les autorités locales qui donnèrent l’impulsion, dans d’autres, comme à Suetsugi ou Hippo (quartier de la ville de Marumori, au sud de la préfecture de Miyagi), ce sont les habitants qui ont pris l’initiative.
Mais dans un cas comme dans l’autre, aborder les problèmes concrets des habitants a nécessité l’appui de différents profils d’experts qui, pour nombre d’entre eux, se sont engagés à titre individuel, et non comme représentants de telle ou telle institution. Cette situation unique a joué un rôle clé dans la construction d’une relation de confiance entre les habitants et les experts qui les ont accompagnés dans la durée, créant avec eux des liens aussi étroits que s’ils faisaient partie de la communauté.
Pas de formalisme ! De la simplicité
Le fait de pouvoir dialoguer entre habitants et experts sur un pied d’égalité s’est révélé déterminant pour aider les habitants de Fukushima à trouver de nouveaux repères et à se reconstruire. La spécificité d’un tel Dialogue était sa focalisation sur les habitants, c’est-à-dire la création d’une relation habitant-expert entièrement tournée vers les besoins de la population de Fukushima, certains experts n’hésitant pas à s’installer à Fukushima pour mieux partager les préoccupations des gens. Ils disposaient ainsi d’un poste d’observation hors pair pour saisir les besoins et attentes des personnes.
La difficulté à parler des risques et des effets sur la santé de l’exposition aux rayonnements ionisants est un autre enseignement. Ce que les habitants attendaient des experts, c’était qu’ils fassent preuve d’humilité, compte tenu des incertitudes et des limites de la connaissance actuelle, qu’ils différencient science et opinion et, avant tout, qu’ils respectent les valeurs et les choix de chacun. Dernier point, mais non des moindres : on attendait d’eux qu’ils comprennent que le fait de se protéger contre les rayonnements ionisants n’est pas le seul problème auquel étaient confrontés les habitants.
Car la radioprotection n’est pas là pour prendre le contrôle de la vie des gens, mais pour les aider à reprendre le contrôle de leur propre vie.
L'expertise est là pour être partagée
Une leçon essentielle de l’Initiative de Dialogue est qu’il ne sert pas à grand-chose d’appliquer des méthodes toutes faites pour résoudre les problèmes concrets des gens. Pour aborder efficacement les questions auxquelles sont confrontés les habitants dans leur vie de tous les jours, il faut mettre en place un processus permettant de bâtir ensemble une expertise. Cela signifie tout d’abord identifier des lieux où les experts peuvent se réunir avec ceux qui sont aux prises avec des situations délicates, afin d’écouter leurs questions, leurs préoccupations, leurs difficultés et leurs attentes.
L’expertise partagée ou la « coexpertise » se nourrit également de l’évaluation menée en commun des situations des personnes et de celle de leur communauté de la mise en place de projets – avec l’aide des experts, professionnels et autorités locaux – pour s’attaquer aux problèmes identifiés comme prioritaires au plan individuel comme à celui de la communauté, et enfin de l’analyse critique des résultats obtenus et de la diffusion de l’expérience acquise.
Le développement en commun d'une culture pratique de la radioprotection
En partageant l’expertise pour traiter de problèmes concrets, beaucoup de ceux qui ont participé aux réunions de l’Initiative de Dialogue à Fukushima ont développé progressivement une approche pratique de la radioprotection. Celle-ci est fondée sur la disponibilité d’équipements permettant à chacun d’effectuer ses propres mesures et de se familiariser avec un vocabulaire nouveau – débits de dose ambiant, doses externes et internes, contamination des produits, etc. – étranger à leur quotidien jusqu’au jour où ils ont dû l’acquérir afin d’interpréter les résultats de leurs mesures.
Fort de sa propre culture pratique de la radioprotection, chacun peut alors prendre ses décisions, se protéger et protéger les autres (famille, communauté locale, etc.) en discutant des résultats de mesure avec l’aide des experts. Au fur et à mesure qu’ils ont retrouvé leur pouvoir de décision, beaucoup des participants aux réunions de l’Initiative de Dialogue à Fukushima ont recommencé à entreprendre des projets concrets, tout comme l’avaient fait leurs prédécesseurs biélorusses, avec toutefois deux différences de taille : d’une part, l’accès direct aux équipements de mesure permettant de caractériser les situations au plan radiologique et, de l’autre, le rôle des médias sociaux dans le partage de l’information.
De par son caractère pratique, cette culture de la radioprotection rend possibles des améliorations tangibles des conditions de vie dans un territoire contaminé et permet aux habitants de penser à nouveau leur avenir.