Incident du 6 octobre 2009 à l'Atelier de technologie du plutonium (ATPu) du Centre CEA de Cadarache
Contexte de l’incident
L’atelier de technologie du plutonium (ATPu), implanté sur le site de Cadarache, a assuré, entre 1962 et 2003, la fabrication de combustibles à base d’oxyde d’uranium et de plutonium (MOX) destinés aux réacteurs des filières à neutrons rapides et à eau ordinaire. En 2003, l’exploitant a arrêté la production commerciale de l’installation. De septembre 2003 à juin 2008, l’ATPu a reconditionné et expédié, à l’usine AREVA de La Hague, les rebuts de fabrication encore présents dans l’installation.
Le décret de mise à l’arrêt définitif et de démantèlement de l’installation a été publié en mars 2009. En préalable, un dossier exposant les dispositions de sûreté retenues pour le démantèlement avait été transmis à l’Autorité de sûreté nucléaire et fait l’objet d’une expertise de l’IRSN. L’exploitant réalise actuellement les opérations de démantèlement et d’assainissement des postes de travail (nettoyage et démontage des équipements, reconditionnement des déchets…) dans le cadre de ce référentiel.
Lors d'opérations de récupération des matières encore présentes (sous forme de dépôts) dans les postes de l’installation après l’arrêt d’exploitation, l’exploitant a constaté, en juin 2009, que ces matières fissiles en rétention étaient en quantités significativement plus importantes qu’attendu. Cela l’a conduit à déclarer, le 6 octobre 2009, un événement significatif qui concerne l’appréciation des risques de criticité.
Classé au niveau 1 de l’échelle INES par l’exploitant, cet événement a été reclassé au niveau 2 par l’ASN [1] du fait de l’absence de détection de cette sous-estimation pendant la période d’exploitation de l’installation et de la déclaration tardive de l’événement à l’ASN.
Cet incident a fait l’objet d’une inspection réactive de l’ASN, le 9 octobre, que l’IRSN a accompagnée. Lors de cette inspection, l’exploitant a présenté un certain nombre d’éléments, parmi lesquels de nouvelles estimations des masses de matières fissiles en rétention dans les postes de travail. Avec ces estimations, la masse de plutonium en rétention dans tous les postes de l’atelier (une trentaine) a été réévaluée à environ 39 kg ; En fin de phase d’exploitation, cette masse avait été estimée à environ 8 kg.
Rappels concernant la « sûreté-criticité »
Certains éléments, comme l’isotope 235 de l’uranium ou certains isotopes du plutonium, sont dits « fissiles » : ils peuvent se diviser en deux fragments (appelés produits de fission) en libérant de l’énergie. Cette réaction nucléaire peut être « spontanée » ou « induite » par une particule (un neutron) interagissant avec l’élément. La réaction de fission s’accompagne de l’émission de neutrons (un peu plus de deux en moyenne) qui pourront éventuellement induire de nouvelles fissions. Les milieux constitués de ces éléments peuvent donc être le siège de réactions de fission en chaîne. Ces réactions peuvent être divergentes (c’est-à-dire entraîner de plus en plus de fissions) et conduire à un accident dit de criticité [2].
Les réactions de fission en chaîne produisent des rayonnements ionisants (émissions de neutrons et de rayonnements gamma) et des produits de fission radioactifs qui peuvent être gazeux. Ainsi, un accident de criticité peut entraîner des conséquences radiologiques graves pour le personnel de l’installation, les conséquences étant généralement très faibles pour les personnes du public et l’environnement [3].
Aussi, dans les installations nucléaires mettant en œuvre des matières fissiles, il est impératif de prévenir l’atteinte de conditions pouvant conduire à une réaction de fission en chaîne divergente. Ce domaine de la sûreté des installations nucléaires, appelé la prévention des risques de criticité, fait l’objet d’une règle fondamentale de sûreté (RFS n°I.3.c), publiée par l’ASN.
De manière schématique, en application de cette règle, l’analyse des risques de criticité consiste à :
- définir, pour chaque unité de travail, les configurations dans lesquelles peuvent se trouver les matières fissiles, en situations normales ou accidentelles ;
- évaluer les marges entre ces configurations et celles pouvant conduire à un accident de criticité.
La prévention des risques de criticité est assurée par des dispositions destinées à maîtriser les configurations dans lesquelles peuvent se trouver les matières fissiles. Ces dispositions se traduisent par des contraintes opérationnelles consistant, par exemple, à limiter les masses de matières fissiles mises en oeuvre, les dimensions des appareils contenant les matières fissiles, les quantités de matières modératrices [4] ou les concentrations de matières fissiles dans une solution.
La pratique est de simplifier la gestion de ces contraintes opérationnelles en assurant la « sûreté-criticité » à partir d’un nombre réduit de paramètres (appelés alors « mode de contrôle de la criticité »).
La maîtrise des risques de criticité à l’ATPu
A/ Lors de l’exploitation de l’atelier
En exploitation, la sous-criticité de la plupart des postes de l’ATPu était assurée par une limitation de la masse de matières fissiles et de la quantité de produits modérateurs (eau, huile, matières hydrogénées….). La limite de masse de matières fissiles en exploitation était fixée à 12 kg par poste. Cette valeur intégrait un facteur de sécurité permettant d’exclure les risques de criticité en cas de double chargement en matières fissiles d’un poste. La sûreté des postes concernés restait donc assurée même en présence de 24 kg de matières fissiles, compte tenu de la limitation de la quantité de produits modérateurs.
Sur la base des nouvelles estimations des masses de matières fissiles en rétention réalisées par l'exploitant et des masses déjà récupérées, les masses de matières fissiles présentes dans certains postes ont pu dépasser la limite autorisée, au cours de l’exploitation, sans toutefois dépasser la masse correspondant à un double chargement. De plus, selon l'exploitant, les matières récupérées étaient dispersées dans les postes de travail, alors que les démonstrations de « sûreté-criticité » considèrent un regroupement des matières (configuration nettement plus pénalisante).
B/ Lors des opérations de démantèlement
Les opérations de démantèlement consistent notamment à retirer les matières en rétention non récupérables facilement lors de l’exploitation (nécessitant des démontages d’équipements pour y accéder).
Lors de ces opérations, la maîtrise des risques de criticité repose sur une limitation de l’introduction de produits modérateurs dans les postes de l’installation. Cette limitation dépend des masses de matières fissiles estimées en rétention dans ces postes. Celles-ci, dans le cas de l’ATPu, sont issues du suivi particulier mis en place lors de l’exploitation pour évaluer les rétentions dans chacun des postes.
Lors de l’instruction technique du dossier de sûreté de démantèlement, l’IRSN a vérifié l’existence de marges de sécurité pour tenir compte des incertitudes sur les estimations des masses en rétention fournies par l’exploitant. Ainsi, pour le poste où la rétention était la plus importante, le rapport entre la masse estimée, supposée regroupée, et la limite de « sûreté-criticité » était supérieur à 6.
Au cours de l’inspection du 9 octobre 2009, l’exploitant a présenté le bilan des masses de matières récupérées par poste et de nouvelles estimations de celles encore en rétention dans les postes.
Le cumul des masses récupérées et de celles encore en rétention selon les nouvelles estimations est, pour le poste où la rétention était la plus importante, 6 fois supérieur à la masse estimée initialement. Néanmoins, la dispersion de la matière à l’intérieur des postes et les dispositions prises pour leur récupération (limitant notamment les risques de regroupement) apportaient des marges de sécurité. Aussi, il n’y a pas eu de risque d’accident de criticité. Par ailleurs, lors de l’inspection précitée, l’exploitant a indiqué avoir encore renforcé les dispositions prises pour la récupération des matières.
Enfin, compte tenu des matières déjà récupérées, les masses de matières fissiles actuellement en rétention dans les postes, selon les nouvelles estimations de l’exploitant basées sur des investigations qu’il a réalisées, présenteraient une marge importante par rapport à celle pouvant conduire à un risque d’accident de criticité. Toutefois, l’IRSN ne dispose pas à ce jour d’éléments lui permettant de confirmer le caractère enveloppe des nouvelles estimations de masses en rétention dans chacun des postes de l’exploitant.
Point sur la protection et le contrôle des matières dans l’ATPu
Le contrôle des matières nucléaires vise à détecter une éventuelle sortie non autorisée de matières nucléaires. Il s’appuie notamment sur un inventaire physique annuel des matières présentes dans l’installation auquel sont associés les bilans globaux entrées/sorties de l’installation et des estimations des rétentions dans le procédé. Une fois les rétentions estimées, il est vérifié que l’écart de bilan constaté entre les quantités entrantes et les quantités sortantes est dans son intervalle de confiance.
Dans le cas de l’ATPu, l’écart de bilan constaté sur les 10 dernières années a été en moyenne de 0,35 % du flux de matière traitée par l’installation.
Par ailleurs, pour chaque poste, l’exploitant enregistrait dans un compte de rétention, les masses qu’il estimait subsister après les opérations de nettoyage poussé. En fin de phase d’exploitation, cette quantité était estimée à 8 kg par l’exploitant. Après l’incident, les masses en rétention dans l’installation ont été réévaluées par l’exploitant à 39 kg. Cette différence ne remet pas en cause la validité des valeurs mentionnées ci-dessus au titre du contrôle des matières nucléaires (écart cumulé tenant compte des incertitudes).
Les matières nucléaires détenues dans l’ATPu relèvent de la catégorie I au sens de l’article R1333-70 du code de la défense et à ce titre bénéficient d’un niveau de protection physique élevé. Toute tentative d’accès non autorisé à ces matières et aux appareils ou locaux où elles sont détenues ou utilisées est immédiatement détectée et fait l’objet d’une réponse appropriée. Les matières nucléaires présentes dans les rétentions bénéficient naturellement du même degré de protection.
De plus, la matière nucléaire en rétention dans le procédé qui n’a pas pu être récupérée lors des opérations de maintenance et de nettoyage, se répartit dans les différents appareillages, structures et dispositifs qui le constituent. Cette matière n’est pas accessible sans des opérations lourdes de démontage ou de déconstruction. Cette situation procure, de fait, une protection intrinsèque.
Conclusions de l’IRSN
La « sûreté-criticité » des opérations de démantèlement repose tout particulièrement sur une connaissance suffisante des rétentions de matières fissiles dans les postes de l’installation et sur les dispositions retenues pour récupérer ces matières, qui sont définies en tenant compte de marges de sécurité.
Compte tenu des informations fournies par l’exploitant dans sa déclaration d’incident et des éléments recueillis notamment lors de l’inspection réactive menée par l’ASN le 9 octobre 2009, l’IRSN retient que :
- les dispositions de prévention des risques de criticité lors des opérations de récupération des matières fissiles ont été renforcées par l’exploitant, ce qui est satisfaisant sur le principe ;
- les masses de matières fissiles en rétention réévaluées par l’exploitant resteraient inférieures aux masses pouvant conduire à un risque d’accident de criticité au cours des opérations de démantèlement.
Toutefois, à ce stade, l’IRSN ne peut pas se prononcer sur le caractère enveloppe des valeurs annoncées, ni sur les nouvelles dispositions mises en œuvre.
C’est pourquoi, dans son avis en date du 14 octobre 2009 en date du 14 octobre 2009, l'IRSN a estimé qu’une approche graduée pourrait être retenue par l’exploitant pour la poursuite des opérations de démantèlement :
- dans un premier temps, les opérations pourraient être restreintes aux postes pour lesquels la nouvelle estimation de la masse de matières fissiles en rétention, soit est suffisamment faible pour écarter les risques de criticité (une valeur seuil de 200 grammes a été proposée), soit a été consolidée par des méthodes limitant les incertitudes (inspections visuelles adaptées, mesures nucléaires…) lorsque la valeur seuil précitée est dépassée.
Dans ce dernier cas, l'exploitant devrait fournir préalablement un dossier précisant les postes concernés, les estimations des masses de matières fissiles en rétention et les méthodes utilisées pour réaliser ces estimations en justifiant le caractère enveloppe des masses ainsi estimées. Les nouvelles dispositions retenues pour récupérer les matières fissiles en rétention devraient également être présentées à cette occasion ;
- s'agissant des postes pour lesquels l’estimation de la masse de matières fissiles serait supérieure à 200 grammes et ne serait pas encore consolidée, les opérations de démantèlement ne pourraient être reprises qu’après transmission d’éléments permettant de qualifier l’état "initial" des rétentions dans les postes de manière suffisamment enveloppe.
S’agissant du contrôle des matières nucléaires, l’IRSN estime que le niveau de protection des matières nucléaires de l’ATPu, y compris celles des rétentions, est resté conforme à son référentiel de « sécurité » pendant la phase d’exploitation et n’a pas été dégradé depuis le début des travaux en vue de sa mise à l’arrêt. La maitrise du risque de vol ou de détournement de matières nucléaires n’a pas été affectée par la sous-estimation des quantités de matières en rétention dans le procédé.
Par ailleurs, l'IRSN a recommandé aux autorités concernées de demander aux exploitants d'installations mettant (ou ayant mis) en œuvre des poudres de matières fissiles de tenir compte du retour d’expérience de cet incident et de préciser, d’une part les méthodes de suivi des accumulations éventuelles, d’autre part les dispositions retenues pour garantir que les estimations ainsi réalisées restent toujours enveloppes.
En savoir plus sur le cycle du combustible.
Notes :
- Lire l'actualité sur le site de l'ASN
- Dans les réacteurs nucléaires, la réaction en chaîne est maîtrisée par la mise en œuvre de dispositifs dédiés (barres de contrôle et bore dans l’eau du circuit primaire).
- Historiquement, dans le monde, 22 accidents de criticité ont été recensés dans des usines et des laboratoires nucléaires (hors réacteurs de recherche). Il n’y en a pas eu en France et le dernier s’est produit en 1999 au Japon, dans une usine située à Tokaï-Mura. Lire la note d'information de l'IRSN : Les accidents de criticité dans l'industrie nucléaire
- Les matières modératrices réduisent la vitesse des neutrons, ce qui facilite la capacité de ceux-ci à réaliser de nouvelles fissions. Il s’agit par exemple de l’hydrogène contenu dans l’eau.