Savoir et comprendre

Les premiers enseignements des Dialogues

25/09/2023

L'initiative de Dialogues à Fukushima constitue un exemple unique de démocratie en action, où une communauté n’est plus considérée comme un troupeau de suiveurs passifs, mais comme la somme d’individualités capables de prendre des décisions, pour elles-mêmes sur la base de leur libre arbitre, et pour les autres sur la base du respect et de la confiance mutuels.​​

Réduire quatre ans de débats et d’expériences à quelques enseignements n’est pas chose facile. Quoi qu’il en soit, l’aventure humaine partagée tout au long des 12 réunions de l’Initiative de Dialogues à Fukushima vient confirmer quelques leçons essentielles issues du retour d’expérience dans l​​​es territoires contaminés après l’accident de Tchernobyl, notamment en Biélorussie et en Norvège. 

Parmi celles-ci, et en premier lieu, la possibilité pour les habitants de mesurer par eux-mêmes et pour eux-mêmes la présence de la radioactivité dans leur proche environnement est essentielle. C’est en effet la mise en commun des résultats de ces mesures dans des lieux de dialogue ouverts à tous – propices au partage des préoccupations et aussi des émotions, des inquiétudes et des aspirations – qui va conduire progressivement à engager des initiatives locales permettant à chacun de reprendre le contrôle sur sa vie quotidienne et d’agir à nouveau selon ses envies et ses désirs. 

Et ce sont l’interaction dans la durée, la coopération autour de ces initiatives locales, la coexpertise par les experts et les communautés elles-mêmes des préoccupations au quotidien de la population qui permettent de mettre en œuvre des actions de radioprotection au service de la réhabilitation des conditions de vie des habitants, c’est-à-dire au service de la restauration de leur dignité et de leur bien-être.

Enfin, ces précieux enseignements doivent être conservés et diffusés au sein de la préfecture et au-delà, disponibles si une situation comparable devait se produire ailleurs dans le monde.​

 

1. Un impact global sur la vie

Le premier enseignement à partager est que la radioactivité n’est pas simplement une question d’effets des rayonnements ionisants sur la santé. Leur intrusion dans la vie quotidienne se traduit pour chacun – sur un plan pratique comme psychologique – par une perte soudaine de contrôle des choses : que dois-je et ne dois-je pas faire ? Ce doute permanent à propos de la moindre activité – sortir, rentrer, ouvrir les fenêtres pour aérer la maison, boire, manger, laisser les enfants jouer dehors, les envoyer à l’école, etc. – est une source à la fois d’inquiétude et de sentiment d’impuissance.

Avec le temps, cette situation finit par tendre les relations entre des personnes qui ont perdu confiance en elles-mêmes et en les autres, en particulier lorsqu’il s’agit des autorités ou des experts. Le sentiment de vivre dans un environnement « souillé », d’être « marqué » par la contamination peut conduire à une perte d’estime de soi. Une perte aggravée par un sentiment croissant d’exclusion qui va de pair avec les mesures prises pour améliorer la situation au plan radiologique (décontamination, interdictions de circulation, restrictions en matière de consommation de produits locaux, etc.), car ces dernières tendent à créer de nouvelles ruptures. Chez ceux qui ont décidé – ou furent contraints – de partir, la radioactivité a été ressentie comme un intrus qui les a chassés de leur terre pour un exil à durée indéterminée. Indicible douleur du déracinement… et dilemme de chaque instant : revenir ou non ?

2. Chacun peut agir

Si les conséquences radiologiques de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi ont littéralement paralysé la plupart des habitants, elles ont également révélé chez certains de puissants traits de caractère : une inclination à l’engagement, au leadership et à l’action au nom de la communauté. Leur attitude déterminée face à une situation complexe a permis d’unir les efforts des habitants, des autorités locales et des experts-conseils afin d’identifier ensemble des voies pour avancer. Dans certains endroits, comme la ville de Date, ce sont les autorités locales qui donnèrent l’impulsion, dans d’autres, comme à Suetsugi ou Hippo (quartier de la ville de Marumori, au sud de la préfecture de Miyagi), ce sont les habitants qui ont pris l’initiative. 

Mais dans un cas comme dans l’autre, aborder les problèmes concrets des habitants a nécessité l’appui de différents profils d’experts qui, pour nombre d’entre eux, se sont engagés à titre individuel, et non comme représentants de telle ou telle institution. Cette situation unique a joué un rôle clé dans la construction d’une relation de confiance entre les habitants et les experts qui les ont accompagnés dans la durée, créant avec eux des liens aussi étroits que s’ils faisaient partie de la communauté.

3. Pas de formalisme, de la simplicité !

Le fait de pouvoir dialoguer entre habitants et experts sur un pied d’égalité s’est révélé déterminant pour aider les habitants de Fukushima à trouver de nouveaux repères et à se reconstruire. La spécificité d’un tel Dialogue était sa focalisation sur les habitants, c’est-à-dire la création d’une relation habitant-expert entièrement tournée vers les besoins de la population de Fukushima, certains experts n’hésitant pas à s’installer à Fukushima pour mieux partager les préoccupations des gens. Ils disposaient ainsi d’un poste d’observation hors pair pour saisir les besoins et attentes des personnes.

La difficulté à parler des risques et des effets sur la santé de l’exposition aux rayonnements ionisants est un autre enseignement. Ce que les habitants attendaient des experts, c’était qu’ils fassent preuve d’humilité, compte tenu des incertitudes et des limites de la connaissance actuelle, qu’ils différencient science et opinion et, avant tout, qu’ils respectent les valeurs et les choix de chacun. Dernier point, mais non des moindres : on attendait d’eux qu’ils comprennent que le fait de se protéger contre les rayonnements ionisants n’est pas le seul problème auquel étaient confrontés les habitants. Car la radioprotection n’est pas là pour prendre le contrôle de la vie des gens, mais pour les aider à reprendre le contrôle de leur propre vie.

4. L'expertise est là pour être partagée

Une leçon essentielle de l’Initiative de Dialogue est qu’il ne sert pas à grand-chose d’appliquer des méthodes toutes faites pour résoudre les problèmes concrets des gens. Pour aborder efficacement les questions auxquelles sont confrontés les habitants dans leur vie de tous les jours, il faut mettre en place un processus permettant de bâtir ensemble une expertise. Cela signifie tout d’abord identifier des lieux où les experts peuvent se réunir avec ceux qui sont aux prises avec des situations délicates, afin d’écouter leurs questions, leurs préoccupations, leurs difficultés et leurs attentes. 

L’expertise partagée ou la « coexpertise » se nourrit également de l’évaluation menée en commun des situations des personnes et de celle de leur communauté de la mise en place de projets – avec l’aide des experts, professionnels et autorités locaux – pour s’attaquer aux problèmes identifiés comme prioritaires au plan individuel comme à celui de la communauté, et enfin de l’analyse critique des résultats obtenus et de la diffusion de l’expérience acquise.

5. Le développement en commun d'une culture pratique de la radioprotection

En partageant l’expertise pour traiter de problèmes concrets, beaucoup de ceux qui ont participé aux réunions de l’Initiative de Dialogue à Fukushima ont développé progressivement une approche pratique de la radioprotection. Celle-ci est fondée sur la disponibilité d’équipements permettant à chacun d’effectuer ses propres mesures et de se familiariser avec un vocabulaire nouveau – débits de dose ambiant, doses externes et internes, contamination des produits, etc. – étranger à leur quotidien jusqu’au jour où ils ont dû l’acquérir afin d’interpréter les résultats de leurs mesures. 

Fort de sa propre culture pratique de la radioprotection, chacun peut alors prendre ses décisions, se protéger et protéger les autres (famille, communauté locale, etc.) en discutant des résultats de mesure avec l’aide des experts. Au fur et à mesure qu’ils ont retrouvé leur pouvoir de décision, beaucoup des participants aux réunions de l’Initiative de Dialogue à Fukushima ont recommencé à entreprendre des projets concrets, tout comme l’avaient fait leurs prédécesseurs biélorusses, avec toutefois deux différences de taille : d’une part, l’accès direct aux équipements de mesure permettant de caractériser les situations au plan radiologique et, de l’autre, le rôle des médias sociaux dans le partage de l’information.

De par son caractère pratique, cette culture de la radioprotection rend possibles des améliorations tangibles des conditions de vie dans un territoire contaminé et permet aux habitants de penser à nouveau leur avenir.​

Plus de 10 ans après l'accident, les Dialogues continuent

L’initiative des dialogues à Fukushima initiée par la CIPR s’est conclue officiellement en décembre 2015 avec la tenue d’un séminaire international organisé à Date (Japon). Sur le thème « Réhabilitation des conditions de vie après l'accident nucléaire », il visait à partager les expériences et les principales leçons de cette initiative (plus d’information sur le site de la CIPR).​​​

La fin de cette action n’a pas pour autant marqué celle des dialogues. Un groupe d'acteurs locaux a pris le relais et organisé, entre 2016 et 2018, huit nouvelles rencontres intitulées « Les Dialogues de Fukushima ». Cette deuxième initiative a été soutenue financièrement par la Nippon Foundation, la CIPR gardant un rôle consultatif et assurant l'organisation de la logistique locale et de la participation de ses membres et invités étrangers.

Fréquentés par les habitants des communautés pour lesquelles l'ordre d'évacuation avait été ou était sur le point d'être levé, ces nouveaux dialogues avaient pour objectifs principaux de partager les problèmes auxquels ces communautés auraient à faire face à moyen terme pour restaurer des conditions de vie décentes pour les habitants. Ils ont également été l'occasion pour de nombreux experts et étudiants des universités japonaises de mieux comprendre les enjeux de ces communautés et pour les participants de Fukushima de développer et de renforcer un réseau de citoyens et d'experts locaux et nationaux dans la Préfecture.

Le format des réunions de deux jours était en général le suivant :

  • le 1er jour était dédié à la visite de la communauté hôte afin de prendre la mesure des difficultés rencontrées par les résidents ;
  • le 2ème jour comprenait des présentations en salle le matin et une table ronde l'après-midi.

De nombreuses problématiques soulevées lors de ces nouveaux dialogues étaient dans la droite ligne de la première initiative. Parmi celles-ci, les difficultés des conditions de vie quotidienne dans les villes et villages pour lesquels les ordres d’évacuation avaient été levés ont été souvent abordées, tant en raison de problèmes d’infrastructure (lenteur de la reconstruction, manque de services médicaux, difficultés de la vie quotidienne dans les logements temporaires, difficultés de restauration ou de reconstruction des habitations…) qu’économiques (complexité de la reprise économique, et notamment du redémarrage du secteur agricole confrontés à de nombreux défis : contamination des sols, manque de main d’œuvre, rumeur de contamination des produits et défiance des consommateurs envers les productions…) ou sociaux (inquiétude quant à la reconstitution de la communauté locale, manque de jeunes, reprise des événements et fêtes locales pour que les communautés se retrouvent, transmission de la mémoire...).

De nouveaux questionnements sont également apparus concernant :

  • les effets psychologiques des longues périodes d’évacuation, et les difficultés pour les habitants de partager une vision commune de l’avenir en raison de la variété des situations vécues ;
  • la complexité du processus de réhabilitation et les incertitudes sur l’avenir des « zones de retour difficile » ;
  • les difficultés d’accès aux  informations liées à la contamination de l’environnement, au niveau d’exposition des personnes,  à l’efficacité de la décontamination… 
  • la décontamination et la gestion des déchets produits : craintes sur l’impact de l’enfouissement des déchets sur la qualité des ressources en eau, gestion sur le long terme des installations de stockage ;
  • la contamination des forêts et des montagnes, avec des craintes sur l’efficacité des processus de décontamination et les risques de migration des radionucléides en raison des pluies.

Lire les comptes rendus détaillés des 8 réunions de dialogues tenus entre 2016 et 2018​ 

Ve​rs la fin de cette nouvelle série de dialogue, en février 2018, une réunion stratégique organisée dans la ville de Fukushima a rassemblé une trentaine de participants représentant les différentes parties impliquées dans l'organisation des dialogues : Ethos in Fukushima (EiF) et autres acteurs locaux, experts étrangers (CIPR, AEN, IRSN, NRPA et CEPN), ainsi qu'un représentant du ministère japonais de l'environnement (MoE).

Tous les participan​​ts ont confirmé l’importance des dialogues pour favoriser les échanges et les discussions et plus généralement établir des liens entre des communautés qui ne se parlaient pas ou ne connaissaient pas, tant au niveau local que national et international. La participation d’organisations et d’experts étrangers a notamment été identifiée comme un facteur essentiel pour la confiance dans les informations fournies sur les risques radiologiques et un moyen efficace de dissiper la méfiance à l'égard des scientifiques, des experts et des autorités. En conclusion, les participants à la réunion ont exprimé un vif désir de poursuivre les dialogues jusqu'à ce que tous les évacués souhaitant rentrer chez eux puissent le faire. 

Cette volonté s’est concrétisée en 2019 par la création de l’association Fukushima Dialogue​ qui poursuit ses travaux à ce jour.