Savoir et comprendre

Anticiper la fatigue thermique des matériaux

23/03/2015

Quinze ans de recherches ont permis de comprendre la fatigue thermique des matériaux dans les zones de mélange des centrales. Ce phénomène était insoupçonné jusqu’à l’incident survenu en 1998 à la centrale nucléaire de Civaux (Vienne), classé au niveau 2 par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
 

Le 12 mai 1998, alors que le réacteur n°1 de la centrale de Civaux était en maintenance, une fuite d’eau importante – 30 m3 par heure – est apparue sur l’une des deux voies du circuit de refroidissement du réacteur à l’arrêt (RRA). L’abaissement de température a été assuré par l’autre voie, ce qui a maintenu la sûreté de l’installation. L’examen a révélé une fissuration de la soudure d’un coude en acier inoxydable dans une zone de la tuyauterie où se mélangent des eaux chaude (180 °C) et froide (20 °C).
 

« Ce phénomène de fatigue thermique dans les zones de mélange n’avait pas été anticipé à la conception des réacteurs à eau sous pression », explique Jean-Marc Stelmaszyk, spécialiste du sujet à l’IRSN. « L’incident de 1998 n’était ni prévisible ni explicable par les méthodes traditionnelles d’analyse de la fatigue mécanique. »
 

Ce constat a été le point de départ de quinze années d’études, de recherches et de plans d’actions pour comprendre l’origine du problème et apporter les réponses nécessaires. L’IRSN en a tiré deux conclusions : 
 

  • Ne pas se fier au seul « facteur d’usage » [1] pour évaluer les risques de fissuration dans les zones des centrales nucléaires où se mélangent les eaux chaudes et froides ;
     
  • Organiser le contrôle des tuyauteries qui s’y trouvent en fonction de leurs durées de fonctionnement à écart de température supérieur à 50 °C.

 

Qu'entend-on par fatigue thermique  

 

Tous les réacteurs concernés
 

Côté EDF, les travaux ont porté sur l’identification et l’évaluation des risques potentiels de fatigue. Dès 1999, des contrôles par ultrasons réalisés sur les circuits RRA des autres réacteurs du palier 1 450 MW – soit la même puissance que le réacteur n°1 de Civaux - puis sur tous ceux en exploitation, ont montré qu’il s’agissait d’un problème générique. Toutes les tuyauteries examinées présentaient des fissurations.
 

À partir de ces résultats, EDF a défini une politique d’exploitation, de suivi en service et de remplacement des zones de mélange applicable à tous les réacteurs. Les équipes de conduite ont été formées à de nouvelles pratiques pour limiter le temps de marche à fort écart de température.
 

Par ailleurs, EDF a mis en place un programme de contrôle par ultrasons des zones des circuits RRA toutes les 450 heures de fonctionnement dans ces  conditions. À la suite de demandes de l’IRSN et de l’ASN en 2003, des seuils de durée de fonctionnement à fort delta de température ont été définis pour toutes les zones sensibles.
 

Entre 1999 et 2002, EDF a également remplacé les zones de mélange des circuits RRA sur la totalité du parc. Des améliorations, comme l’arasage des soudures ou encore le polissage de la surface interne des tuyauteries, ont été apportées aux nouveaux composants installés pour réduire leur sensibilité à la fatigue thermique.
 

Depuis 2008, dans les centrales en exploitation, les équipes d’EDF comptabilisent au jour le jour les durées des sollicitations. Cela peut conduire à renforcer les contrôles lors des dépassements de seuils, mais cette démarche n’est pas systématique.

 

Et toutes les zones de mélanges
 

Des recherches ont été engagées par l’exploitant et le constructeur Areva, ainsi que par l’IRSN en lien avec le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
 

« Les études réalisées par l’IRSN ont permis de mieux apprécier les particularités d’une sollicitation par fatigue thermique, par rapport à celles prises en compte pour la fatigue mécanique », précise Jean-Marc Stelmaszyk. « D’autres expériences, sur maquettes 3D, ont révélé que le nombre de cycles pour amorcer une fissure est toujours inférieur à celui prédit par les méthodes usuelles d’analyse de la fatigue mécanique. »
 

L’analyse systématique des tuyauteries déposées, complétée par des essais sur maquettes et des modélisations, a mis en évidence les facteurs clés d’apparition des fissures : un écart de température entre fluides chaud et froid supérieur à 50 °C et de longues durées de sollicitations répétées des tuyauteries avec ce fort delta.
 

L’analyse des risques a été étendue aux autres circuits des réacteurs comportant des zones de mélange, notamment à certaines tuyauteries connectées au circuit primaire. « Les simulations numériques réalisées par l’IRSN ont montré l’impact du tracé de la ligne de tuyauterie sur les fluctuations thermiques. Cela peut suffire à endommager la structure », ajoute Jean-Marc Stelmaszyk.

 

Des améliorations pour l’EPR
 

« À l’issue de ces 15 années de travaux et de dialogue technique avec l’exploitant, nous comprenons mieux le phénomène », résume Thierry Payen, expert en mécanique des structures à l’IRSN. « L’EPR a été conçu pour éviter toute situation d’exploitation durable avec un mélange nocif de fluides chauds et froids. Les résultats des travaux ont été partagés avec l’industrie nucléaire mondiale, au bénéfice de la sûreté. »
 

Les connaissances sur la fatigue thermique sont encore à approfondir et la vigilance reste de mise face à un phénomène qui exige un suivi en service adapté. « Dans l’avis rendu en 2014, l’Institut a émis des réserves sur une évaluation du risque par l’exploitant qui s’inspire encore des règles de dimensionnement utilisées pour la fatigue mécanique. Les contrôles doivent rester pragmatiques. Ils sont à anticiper dès qu’un équipement atteint son seuil critique de durée, sans attendre les visites décennales. L’approche d’EDF est en train d’évoluer dans ce sens », conclut Thierry Payen.

 

Nicolas Robert (EDF)  : la priorités aux modélisations numériques​

Nicolas Robert (EDF)De nouvelles fissurations ont été découvertes sur des zones de mélange du RRA déjà remplacées  en 1999-2002. Le problème n’est pas réglé ?
 

Suite à des contrôles périodiques, nous avons de nouveau remplacé en 2012 des composants sur deux réacteurs des centrales de Dampierre-en-Burly (Loiret) et de Cruas (Ardèche). Ces dernières faisaient partie de celles qui avaient le plus sollicité leurs circuits depuis les premiers changements de pièces. Cela souligne l’importance des conditions d’utilisation des circuits et la nécessité du suivi en service. La fatigue thermique est un phénomène cumulatif. Il faudra sans doute intervenir à nouveau sur d’autres réacteurs d’ici la fin de leur durée d’exploitation.
 

L’incident de Civaux a-t-il permis  de progresser dans le domaine  des contrôles non-destructifs ?
 

Oui. Les zones de mélange ont été  un terrain précurseur pour la qualification et l’application de techniques innovantes, telles que les contrôles par ultrasons des géométries complexes.
 

Quelles sont aujourd’hui les priorités de recherche sur la fatigue thermique ?
 

La mise au point de modélisations numériques, qui permettront de mieux évaluer le risque d’apparition de fissures.

 

En savoir plus :

 

Notes :

  • 1-Facteur d’usage. Cet indicateur sert à évaluer le dommage en fatigue mécanique. Il correspond au rapport entre le nombre de  sollicitations appliquées à un composant donné et le nombre de sollicitations maximal indiqué par la courbe de fatigue mécanique du matériau qui constitue cette pièce.